Faire la lumière sur certains polluants dans l'eau : spectroscopie Raman
L'activité humaine est directement et indirectement responsable de la présence préoccupantes de nombreux polluants dans l'eau et la nécessité de surveiller leurs quantités dans les milieux naturels devient primordiale. Plusieurs techniques sont actuellement proposées telles que la chromatographie, la spectrométrie de masse, la résonance magnétique nucléaire, … Toutefois, toutes ces méthodes reposent principalement sur des échantillonnages, alors que l'utilisation d'une méthode permettant d'effectuer des mesures in situ serait souhaitable. Une méthode alternative sans prélèvement d'échantillon et basée sur l'optique peux répondre à ce besoin : c'est la spectroscopie Raman.
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Historique de la spectroscopie Raman
Au début du XXème siècle, plusieurs équipes de recherche s'intéressèrent au phénomène de diffusion de lumière. En 1923, Adolf Smekal, un physicien autrichien, proposa que la lumière monochromatique diffusée par un matériau contient, en plus de la lumière d'origine, de la lumière dont les photons sont de fréquence différente. Cette hypothèse fut observée expérimentalement en 1928 par deux équipes.
Une équipe russe (Grigorii Samuilovich Landsberg et Leonid Isaakovich Mandelstam) étudiait la diffusion vibrationnelle de la lumière dans les cristaux. Ils découvrirent un effet de couplage entre la lumière diffusée et les vibrations moléculaires, qui induit un décalage en fréquence et donc un changement de couleur d'une faible partie de la lumière diffusée dans le cristal. Parallèlement, le physicien indien Sir Chandrasekhara Venkata Raman (communément Sir Raman) étudiait des vapeurs et liquides grâce à la diffusion de la lumière. Ainsi, aidé de son élève K. S. Krishnan, Raman analysa différents liquides en les excitant avec une lumière violette, obtenue grâce à l'utilisation d'un filtre violet dans le trajet du spectre solaire. Il constata que le spectre lumineux diffusé par le liquide contenait comme attendu majoritairement de la lumière excitatrice, mais également une faible part de lumière de couleur différente.
Cette radiation secondaire de couleur différente de la lumière excitatrice fut observée par Sir Raman pour 60 liquides différents. En mars 1928, il fut le premier à publier et exposer des spectres démontrant ce changement de fréquence et le phénomène fut ensuite appelé, d'après son nom, diffusion Raman. Cette découverte lui a valu l'obtention du prix Nobel.
A la fin des années 1930, la spectroscopie Raman est devenue la principale méthode non-destructive d'analyse chimique. Cependant, dans toutes les premières études de la diffusion de la lumière, c'est la lumière solaire qui a été utilisée comme source d'excitation. Or, la diffusion Raman est très faible, avec approximativement 1 photon sur 1 million émis avec une longueur d'onde (couleur) légèrement différente de la longueur d'onde incidente. L'observation de l'effet Raman avec cette lumière restait ainsi très faible nécessitant des temps d'exposition très longs pour l'acquisition des spectres (jusqu'à 100 heures pour des cristaux). Après la Seconde Guerre Mondiale, la spectroscopie infrarouge devient alors plus répandue principalement grâce au développement de capteurs infrarouges très sensibles.
La spectroscopie Raman connu deux nouvelles avancées importantes : dans les années 1960 grâce au développement des lasers, sources excitatrices puissantes et monochromatiques, et dans les années 1980 grâce au développement des techniques à transformée de Fourier (FT) et leur intégration dans des programmes de calculs par ordinateur, offrant une analyse spectrale plus poussée et permettant ainsi de remonter directement aux informations structurelles des matériaux étudiés. La technique Raman est devenue accessible à un nombre beaucoup plus grand de scientifiques grâce au développement des bases de données des spectres Raman qui permettent une analyse rapide d'une large gamme d'échantillons.
Principe de la spectroscopie Raman
La spectroscopie Raman repose sur la mise en évidence des vibrations moléculaires par le changement de longueur d'onde de la lumière qui se diffuse dans la matière. En effet, lorsqu'une lumière monochromatique (type laser) est envoyée sur un matériau, un phénomène de diffusion a lieu. Cette diffusion peut être de deux natures : la diffusion élastique, où la lumière diffusée est de la même longueur d'onde que la lumière excitatrice, et la diffusion inélastique, où la lumière diffusée est de longueur d'onde différente. Dans le premier cas, on parle de diffusion Rayleigh, et dans le second de diffusion Raman.
La différence de longueur d'onde, et donc d'énergie, entre la lumière incidente et celle diffusée correspond à une des énergies de vibration du matériau étudié. Ces vibrations sont caractéristiques de la structure des molécules et elles donnent des signatures spécifiques qui constituent un spectre Raman.
Principales caractéristiques de la spectroscopie Raman
La spectroscopie Raman est adaptée pour la caractérisation de la majorité des espèces chimiques, et présente les avantages suivants :
- Analyses in situ : c'est une méthode non destructive qui se satisfait d'échantillons de très petites tailles et qui peut être utilisée à distance par l'intermédiaire d'optique adaptée (lentilles, fibres optiques),
- Vitesse d'acquisition : l'acquisition d'un spectre Raman est rapide en comparaison aux méthodes chimiques car on peut l'obtenir en quelques fractions de seconde dans des conditions favorables,
- État de l'échantillon : le spectre caractéristique de l'échantillon peut être obtenu à partir de n'importe lequel de ses états, gazeux, liquide (pur ou en solution) ou solide (cristallin ou amorphe), en adaptant la configuration expérimentale,
- Utilisation possible à travers certains matériaux transparents.
Cependant, cette puissante technique de caractérisation présente également quelques inconvénients :
- Effet Raman peut être masqué si l'échantillon fluoresce : la fluorescence est une forte émission lumineuse venant de l'échantillon et qui interfère avec – et souvent noie complètement – le faible effet Raman. Cependant, l'excitation par laser proche de l'infrarouge réduit considérablement le nombre d'échantillons susceptibles de donner lieu à de la fluorescence.
- Une base de données est souvent nécessaire : pour l'exploitation des spectres, des bases de données sont généralement nécessaires, mais celles-ci permettent l'analyse d'un grand nombre d'échantillons.
- Analyse quantitative : besoin de créer des modèles de prédiction de la concentration.
Quelques domaines d'application
La spectroscopie Raman trouve des applications dans de nombreux domaines, dont (Das et al., 2011) :
- sciences médico-légales : analyse de fibres, liquides biologiques, explosifs, drogues, peintures, …
- biologie : structure et fonction des protéines, mécanisme de réplication des virus dans l'organisme hôte, caractérisation de la couche externe de la peau, …
- médecine : diagnostic d'athérosclérose dans les artères humaines, détermination de la nature des tumeurs, …
- science de la matière : caractérisation structurale des semi-conducteurs, nanotubes de carbone, polymères, composés carbonés, étude de cristallinité, …
- archéologie : datation des objets, identification des processus de momification, …
- pharmaceutique : caractérisation des médicaments et contrôle de contre-façons, quantification des composés actifs, produits cosmétiques, …
De nos jours, la spectroscopie Raman est principalement utilisée dans des domaines telles que le suivi de processus (dans le contrôle qualité du processus de fabrication, par exemple), les diagnostics médicaux, ou la caractérisation de cristaux (analyse de la structure précise, présence éventuelle de défauts). Cette technique de caractérisation est également utilisée dans des conditions assez particulières, comme la détection et l'analyse des particules (solides ou liquides) en suspension présentes dans l'air. Ainsi, les lidars (Light Detection And Ranging : ce dispositif utilise une émission laser intense afin de permettre une télédétection d'une propriété physico-chimique à l'aide de l'analyse de la lumière rétro-difusée par la zone à analyser) utilisés pour le sondage de l'atmosphère et des nuages qui y sont présents, sont souvent basés sur la spectroscopie Raman.
Application à l'étude de l'eau
L'utilisation de la spectroscopie Raman pour l'étude de la structure de l'eau a commencé dans les années 1930 (Magat, 1934). Cependant, contrairement aux spectres des composés ayant une structure complexe, un spectre Raman de l'eau ne contient que peu de pics du fait de la présence unique des liaisons O-H. Cette simplicité apparente du spectre Raman de l'eau cache une grande complexité liée à la présence des liaisons hydrogène dans l'eau. Celles-ci n'étant pas des vraies liaisons, ne possèdent pas de pics qui leur sont caractéristiques, mais elles influencent la signature des vibrations des liaisons O-H, ce qui peut être utilisée comme indicateur de leur présence.
Bien que l'eau soit étudiée depuis des décennies par spectroscopie Raman, des controverses sont toujours présentes lorsqu'il s'agit de l'interprétation du spectre Raman de l'eau. En effet, la principale bande présente dans le spectre Raman, correspond aux vibrations d'étirements des liaisons O-H. La largeur de cette bande indique qu'il y a plusieurs contributions provenant des interactions entre les différentes molécules d'eau. Or, l'origine de ces contributions reste encore méconnue, mais toutes sont liées à l'existence des liaisons hydrogène. Plusieurs hypothèses peuvent ainsi être trouvées dans la littérature scientifique proposant comme origine les variations du nombre de liaisons hydrogène (Walrafen, 1972), leur angle de pliage (Rey et al., 2002), longueur (Schmidt et al., 2007) ou type (Chumaevskii et al., 2003), ou encore la nature des liaisons formées (Millo et al., 2005).
Même si la structure de l'eau n'a pas encore été entièrement expliquée, la spectroscopie Raman a permise de mieux sonder certains mécanismes y ayant lieu. Les avancées dans ce domaine continuent encore, et une étude récente (Auer et al., 2008) a démontré l'influence de tous les paramètres cités ci-dessus sur le spectre Raman de l'eau.
Vers l'application à la pollution des eaux
En plus de l'analyse de la structure de l'eau, plusieurs études montrent que la spectroscopie Raman est adaptée pour la caractérisation des solutions aqueuses. Cette technique peut permettre d'évaluer l'effet des espèces présentes dans l'eau (Walrafen, 1962 ; Rull, 2002 ; Li et al., 2004), de la température (Walrafen, 1967 ; Kargovsky, 2006), ou encore de la concentration (Li et al., 2004) sur la structure de l'eau.
Dans le cadre de l'application à la pollution routière liée à la viabilité hivernale, l'équipe de recherche ERA31 du CÉTÉ de l'Est a ainsi utilisé cette technique pour caractériser les solutions aqueuses de chlorure de sodium NaCl (Durickovic et al., 2010), d'acétate de potassium CH3COOK, ou encore de formiate de potassium CHOOK. Une méthode de quantification des produits dissous dans l'eau a été mise en place et brevetée (Durickovic et al., 2008).
Pour la quantification des espèces chimiques dissoutes dans l'eau, une étape préliminaire de mesures en laboratoire est indispensable. Dans cette étape, une série d'échantillons étalons de concentrations connues est préparée et analysée en laboratoire, permettant de mettre en évidence l'influence de la concentration sur le spectre Raman. Après analyse spectroscopique des gammes étalons pour les différents polluants, un facteur SD caractéristique de la concentration en un polluant donné est défini. Cette méthode est actuellement utilisée par l'ERA31 pour quantifier d'autres polluants issus, par exemple, des activités agricoles (le nitrate de sodium NaNO3, le dihydrogénophosphate de potassium KH2PO4, l'urée NH2CONH2 ou encore le glyphosate C3H8NO5P).
La mise en place de traitements de signal spécifiques permet de construire des courbes étalons qui serviront à la quantification des produits présents dans les eaux de composition inconnue. Avec le développement de l'instrumentation adaptée, ce traitement de signal constitue ainsi un outil de détection de certains polluants dans les eaux courantes. Un exemple de signature Raman d'une eau naturelle où, en plus des bandes de vibrations spécifiques de l'eau, de plus faibles pics sont présents, reflétant la présence de produits dissous.
Cette méthode permet de quantifier des polluants présents dans l'eau avec une bonne précision, mais présente quelques limites. Pour l'analyse des eaux dont la composition est méconnue, une pollution peut être facilement détectée lorsque les polluants sont présents en quantités suffisamment élevées pour présenter des pics caractéristiques visibles au sein du spectre Raman de l'eau. Lorsque les polluants sont présents à de faibles concentrations, il est nécessaire de cibler la recherche sur certains polluants dont la signature Raman est déjà connue. Ceci permet d'analyser plus en détail grâce aux outils statistiques/chimiométriques le spectre Raman dans une zone spectrale spécifique. Il est ainsi possible de quantifier les polluants d'intérêt à de faibles concentrations (allant jusqu'au mg/L), rendant cette technique utilisable pour la quantification de certains polluants et la détection des sources de pollution. Cependant, pour les concentrations réglementaires des micro-polluants, ces seuils sont encore élevés. L'optimisation du traitement du signal et de l'analyse chimiométrique des données spectrales peuvent améliorer les seuils de détection de cette méthode et être à même de la rendre applicable aux micro-polluants de l'eau.
Bibliographie
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Auteur du texte : Ivana Durickovic, CÉTÉ de l'Est – LRN Les travaux sont produits dans le cadre des projets « Spectroscopie Raman et polluants de l'eau » financé par le GEMCEA et « Faisabilité pour l'étude de la présence de micro-polluants dans l'eau par spectroscopie Raman » financé par le programme 11R102 « Gérer durablement les eaux pluviales en zones urbaines » de l'IFSTTAR.
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